Prix Europe 2019 de l’Académie rhénane – Conférence du 26 octobre 2019

Auf hoher See
« En haute mer » au cœur de l’Europe 
Mystique rhénane, sentiment océanique et création artistique

In altum,
selon le latin de la Vulgate,
désigne le large de la haute mer,
cet horizon lointain qui, in fine, laisse pressentir la profondeur des fonds marins,
image des rivages intérieurs du sentiment océanique,
selon la belle expression que Romain Rolland inspire à Siegmund Freud.

On ne va jamais si loin,
on se s’élève jamais si haut,
qu’on ne descende toujours plus bas, profondément en soi.

Dans l’Europe d’avant l’Europe,
au temps de la révolution gothique et scolastique,
quand la chrétienté,
dans l’élan d’un optimisme conquérant,
élève ses vaisseaux de pierre, édifie ses nefs du salut et construit ses cathédrales du savoir,
Maître Eckhart consent à s’abîmer dans les profondeurs d’une « haute mer ».
Auf hoher See,
tel l’Apôtre Pierre qui, sur ordre de Jésus, consent à conduire sa barque au large, duc in altum.

Confronté au mystère de la déité,
le maître en théologie,
le prêcheur,
et plus essentiellement encore l’homme, nu et démuni, est finalement obligé de consentir au plus radical acte de foi.
Pour ce fils de saint Dominique,
frère du couvent des dominicains d’Erfurt,
docteur es science sacrée de l’Université de Paris et reconnu par ses pairs comme une des plus éminentes autorités doctrinales qui soit,
l’évangélisation de la parole de Dieu est une œuvre de prédication qui exige une détermination ferme, libre et totale.
Mais elle est plus essentiellement encore, un chemin d’humanité qui, jusque dans son propre aveu d’ignorance, offre à tout un chacun d’avancer au large,
au loin,
in altum,
dans les profondeurs océaniques du désir le plus intime,
là même où l’âme humaine accueille ce qui lui est le « plus proche »,
l’insaisissable intimior intimo meo,
le « plus intime de mon intime » selon saint Augustin.

Dans l’Europe des lumières,
et plus exactement dans l’Europe de l’Aufklärung,
un peintre de paysage,
Caspar-David Friedrich,
s’avance lui-même au large,
dans le sillage des mystiques rhénans,
Auf hoher See,
pour s’aventurer in fine jusqu’aux confins de l’Abstraction,
quand l’intimior intimo meo suscite en soi la désimagination.

Un nouveau savoir

Processus de désimagination,
la mystique rhénane participe d’une théologie de la création qui envisage non seulement l’acte créateur lorsque Dieu crée ex nihilo,
mais aussi et surtout l’essence créatrice où, dans un regard créateur, toute chose trouve son origine et sa fin.
Héritier de l’optimisme conquérant de l’ordo praedicatorum,
Maître Eckhart affirme que « celui qui ne connaîtrait que les créatures, n’aurait plus besoin de méditer sur aucun sermon, car toute créature est pleine de Dieu et est à elle-seule un livre. » (Sermon allemand n° 9)
Inspiré par la distinction augustinienne des vestigia dei et de la capax dei,
Maître Eckhart distingue néanmoins « toute créature qui porte l’empreinte de Dieu » et « l’âme seule qui est capacité de Dieu ». (Sermon allemand n°102)
C’est donc en « un lieu dans l’âme » et nulle part ailleurs que Dieu se laisse découvrir au gré d’un nouveau savoir :
la Gottesgeburt ou « naissance de Dieu » dans l’âme.
En effet,
« l’engendrement de Dieu dans l’âme n’est rien d’autre que le fait de se révéler à l’âme en une connaissance nouvelle et selon un mode nouveau. » (Dit n°1)
Cette naissance de Dieu dans l’âme, qui, au-delà de toute image est corrélativement une naissance de l’âme en Dieu, est par analogie ce que représente la création ex nihilo.
Ainsi,
« l’œuvre que Dieu opère dans une âme divinement aimante, qu’Il trouve pure, nue et détachée, pour pouvoir s’engendrer spirituellement en elle, cette œuvre-là lui est plus agréable que toutes les œuvres qu’il a jamais produites dans toutes les créatures. Et elle est de loin plus noble que lorsqu’il créa toutes choses du néant. » (Dit n°1)
Cette naissance suppose un regard intérieur qui, conformément à la prédication de l’Apôtre Paul,
participe du regard de Dieu lui-même au-delà de tout créé, du temps et de l’espace :
« L’œil dans lequel je vois Dieu c’est l’œil même dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, un seul regard, une seule connaissance, un seul et même amour. » (Sermon allemand n°12)
À l’aune d’une théologie de la création,
somme toute traditionnelle,
la mystique rhénane est donc un nouveau savoir sur Dieu par participation du regard source, ein Blick,
principe et fin de tout le créé.

De l’Aphaerésis à l’Entbildung

Ce nouveau savoir exige la nudité de l’être créé qui, en son Grund ou « fond », confine à « l’être nu » de la Déité abstrait de toute image, forme et concept ;
le mystère divin en son essence étant à inventer – au sens médiéval du terme – au-delà de Dieu lui-même qui n’est ni ceci, ni cela.
En empruntant une voie résolument apophatique,
de veine néoplatonicienne,
Maître Eckhart conduit jusqu’au dépouillement de toute forme intelligible, l’aphaerésis, pour atteindre « le fond sans fond » et connaître l’unique forme ou morphe de Dieu,
acheminant tout savoir sur la déité,
au-delà de tout affect et raison,
jusqu’aux confins de l’abstraction,
ou Entbildung.

De la désimagination à la transcendance

« Il faut (..) se perdre soi-même, au-dessus de tous les modes déterminés des images, des formes et de toutes les facultés, et se dépouiller pleinement de sa propre forme. Il ne reste plus alors, dans cet évanouissement total, qu’un fond qui se soutient essentiellement par soi-même, une essence, une vie, une transcendance.
Ein Sein, ein Leben, ein Über-alles.
Cela ne se fait pas en vertu d’une propriété naturelle,
mais en conséquence de la surinformation que l’esprit de Dieu a donnée à l’esprit créé, par un acte de bonté toute gratuite,
répondant cependant aussi à l’insondable dépouillement et à l’abandon de l’esprit créé.» (Jean Tauler, sermon 64)

Si la transcendance exige la désimagination,
celle-ci n’est envisageable, selon Jean Tauler, qu’au gré d’une traversée des images,
unique moyen d’appréhender le réel.
Ainsi,
il faut « se servir des images pour s’élever par elles au-dessus d’elles, et passer des pratiques extérieures et sensibles à l’intérieur pour entrer en soi-même, dans le tréfond où est la vérité le royaume de Dieu. » (Sermon 52)

Pour Maître Eckhart,
et pour son disciple strasbourgeois Jean Tauler,
l’abstraction ne relève pas seulement d’une dimension spéculative,
mais aussi d’une expérience lorsque, dans un monde où tout s’écroule, l’homme cherche désespérément ce sur quoi s’appuyer, se fonder et se maintenir dans l’être.
Née de l’optimisme conquérant du XIIIe siècle,
la mystique rhénane se révèle éminemment pertinente lorsqu’au XIVe siècle les contemporains de Maître Eckhart,
puis de Jean Tauler, se confrontent à un temps d’inquiétude, de fléaux et de chaos.
En effet, dans un monde où tout se dérobe,
n’offrant nul appui ferme et solide,
la mystique rhénane révèle à l’âme humaine le seul « lieu » où se tenir, le désert de la déité, ce « fond sans fond » que rien ne peut ébranler, détruire ou anéantir, là même où se révèle la transcendance.

Un héritage européen

Pertinent au XIVe siècle, la recherche du « lieu distant et un » consonne avec les questions posées par les périodes de transitions des Temps modernes qui, traversées par des aspirations parcellaires, particularisées et contradictoires,
engendrent une volonté de réforme,
de renouveau de refondation.
Qu’il s’agisse de la théologie ou de la philosophie, de la Réforme ou de la Contre-Réforme, du Piétisme ou de l’idéalisme allemand,
la voie ouverte par la mystique rhénane offre à maints esprits la possibilité d’inventer

toujours au sens médiéval de trouver –
un mode d’être au monde,
au-delà de tout mode.
Collectionneur des manuscrits d’Eckhart,
Nicolas de Cues (1401-1464) y approche les réalités de la visio dei.
Éditeur en 1516 de la Theologia Deutsch,
qui fut longtemps attribuée à Jean Tauler,
Martin Luther (1483-1546) y puise l’essence d’une doctrine de la grâce.
Éditeurs et traducteurs en 1548 de l’œuvre de Jean Tauler en latin,
Pierre Canisius (1521-1597) et ses amis de la chartreuse de Cologne,
Nicolas Eschius (1507-1578) et Laurent Surius (1522-1578),
y reconnaissent la doctrine de la réforme de l’homme intérieur.
Lecteur des Institutions divines, Jean de la Croix (1542-1591) y pressent le mystère de la vive flamme, de la nuit obscure et du néant.
Enfin, Angelus Silesius (1624-1677) découvre dans les sermons de Jean Tauler une veine éminemment poétique quand Philipp-Jacob Spener (1635-1705) y discerne les fondements d’une réforme de la société.
D’aucuns pourraient dire que tous ont reconnu dans la mystique rhénane ce qu’il leur convenait d’y trouver.
Une lettre datée du 22 avril 1841, du philosophe Franz von Baader (1765-1841), l’auteur des Sources de la philosophie allemande, accrédite cette assertion.

« J’étais à Berlin très souvent en compagnie de Hegel.
Un jour, en 1824, je lui lus des textes de Meister Eckhart,
dont il ne connaissait jusque-là que le nom.
Il fut si enthousiasmé qu’il donna l’autre jour toute une conférence sur Meister Eckhart devant moi,
et qu’il finit sur les paroles :
« Da haben wir es ja, was wir wollen »
« Voilà exactement ce que nous voulons, voilà l’ensemble de nos idées, de nos intentions. » 

Si, depuis l’exclamation de Hegel,
les mystiques allemands sont communément pensés comme les patriarches – Erzväter – de la spéculation allemande,
la mystique rhénane se dérobe néanmoins à toute catégorisation réductrice et toute réduction identitaire.
Au-delà d’une identité affirmée jusque dans la Theologia Deutsch titre donné par Luther à ce petit traité anonyme longtemps attribué à Jean Tauler, la mystique rhénane est constitutive d’un socle culturel européen qu’elle dépasse largement dans sa dimension universelle.
D’ailleurs,
force est de constater que la désimagination inhérente à la doctrine de Maître Eckhart offre à quiconque se met authentiquement à son école d’aller au-delà de tout ce qui peut être imaginé ou même conçu,
jusqu’en un point ultime où l’empreinte de la transcendance confine à l’universalisme.

L’œuvre de Caspar-David Friedrich

À l’aube du XIXe siècle,
c’est une peinture de paysage qui, contre toute attente, conduit le regard jusqu’à l’empreinte de la transcendance.
L’œuvre peint de Caspar-David Friedrich n’est pas une quelconque illustration de l’œuvre de Maître Eckhart (1260-1328), ni même des sermons de Jean Tauler (1300-1361).
Cependant,
outre l’analyse de ses tableaux,
la plupart de ses écrits, lettres, poésie et aphorismes, révèlent une sensibilité spirituelle en étroite connivence avec la mystique rhénane.
Friedrich peint à l’aube du XIXe siècle lorsque le monde religieux, littéraire et philosophique de la jeune Allemagne redécouvre la mystique médiévale.
Il ne s’agit pas tant d’une découverte que d’une reviviscence des sources de la théologie de l’Église luthérienne et du Piétisme où les sermons de Jean Tauler font autorité.

Cet enracinement spirituel et profondément biblique conforme la pensée du peintre romantique.
Élevé à Greifswald dans un milieu piétiste, Friedrich n’hésite pas à paraphraser la Bible pour exprimer ses théories sur l’art de peindre.
« On pourrait recourir aux mots employés dans les Saintes Écritures :
Et si tu avais toute la sagesse du monde,
mais n’avais pas l’amour,
tu serais comme un airain sonnant et un grelot tintant.

Ou encore,
si tu comprenais l’art de faire trembler le pinceau mieux que quiconque sur toute la surface de la terre,
mais qu’il te manquait le sentiment qui donne la vie, toute ton habileté ne serait que travail mort.»

Par ailleurs,
ses sonnets,
comme Der Morgen et Der Abend,
consonnent davantage avec les hymnes du Gebetbuch piétiste qu’avec la poésie de Goethe et de Novalis.
À Dresde,
cette inspiration religieuse,
ravivée par sa fréquentation d’un cercle littéraire où s’illustrent le peintre Philipp Otto Runge (1777-1810) et l’écrivain Ludwig Tieck (1773-1853),
retrouve la veine spirituelle des mystiques médiévaux.
C’est d’ailleurs en parfaite consonance avec le panenthéisme de ces derniers que Caspar-David Friedrich affirme que
« l’homme noble (le peintre) reconnaît Dieu en toute chose, tandis que l’homme commun (le peintre aussi) ne voit que la forme et non l’esprit. »
Ses aphorismes,
formellement plus proches du traité spirituel que du discours philosophique,
évoquent enfin le thème de la vision dans des termes empruntés à la Theologia Deutsch.
« Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur. »
Envisagée à l’aune d’un regard intérieur,
cette vision n’a d’autre fin que le fond vivant sans lequel toute chose est lettre morte :
« Je ne dois pas seulement peindre ce que je vois devant moi,
mais aussi ce que je vois en moi-même.
Si je ne vois rien en moi-même, mieux vaut cesser de peindre ce que je vois devant moi.
Car si je me hasarde à peindre,
alors que je ne vois rien en moi-même,
mes tableaux ressembleront à ces paravents blafards que l’on trouve dans les hospices et derrière lesquels on s’attend à trouver des malades ou des morts. »

Précurseur de l’Abstraction,
Caspar-David Friedrich est en réalité un héritier inattendu de la veine spirituelle rhénane.
Le moine au bord de la mer (1810) offre au paysage de dévoiler l’âme humaine dans sa nudité.
Tel un homme qui, dans sa solitude, cherche à voir au-delà du rivage,
l’âme humaine trouve sa fin ultime sur un chemin dépouillé de toute image.
Avec une densité qui prélude aux œuvres les plus radicales de l’Abstraction,
Le moine au bord de la mer révèle ce processus de l’Entbildung qu’on retrouve dans les Falaises de Rügen (1818) où tout concourt,
selon l’expression de Jean Tauler,
« à traverser les images pour aller au-delà des images ».
Ainsi, dans la Femme au soleil couchant (1820),
un petit tableau aujourd’hui conservé à Essen,
une femme,
tournée vers le couchant et baignée de lumière,
achève sa course au bord du chemin, là même où « le chemin est sans chemin » selon l’énigmatique expression de Maître Eckhart.
Perdue en contemplation,
cette figure nous invite à devenir un regard infiniment créateur pour connaître enfin tel que nous sommes connu de Dieu lui-même.
« Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » (1 Co 13, 12)

Conclusion

Plus qu’un paradigme de l’Abstraction qui, de l’aube du XIXe siècle jusqu’au seuil du XXIe siècle, n’a cessé de susciter la création artistique,
l’œuvre de Caspar-David Friedrich représente un kaïros en tant qu’elle manifeste ce que l’Abstraction doit à la mystique rhénane.
D’aucuns pourraient à juste titre évoquer Piet Mondrian (1872-1944),
Vassily Kandisky (1866-1944), Jean Harp (1886-1966), Mark Rothko (1903-1970), ou Pierre Soulages (né en 1919).
Mais à la différence de ces artistes,
dont certains ont lu Maître Eckhart,
Caspar-David Friedrich a saisi le sens de la désimagination grâce au tamis d’une tradition spirituelle et donc grâce à un enracinement dans une culture de la transcendance.
Évoquer cette voie ne consiste nullement à exclure d’autres chemins empruntés par les peintres, les sculpteurs, les plasticiens et les musiciens.
Mon propos consiste tout simplement à désigner une réalité trop souvent occultée non seulement par l’histoire de l’art, mais aussi par la critique.
Au-delà d’une simple conception esthétique qui, close sur sa propre forme n’est nullement iconique,
la désimagination manifeste l’empreinte de la transcendance que nul ne peut mésestimer sans porter atteinte aux chemins de la création culturelle.
Si l’Europe renonce à reconnaître les racines chrétiennes de sa culture,
elle ne peut néanmoins nullement méconnaître les sources qui irriguent son ethos.
Il lui donc faut avancer,
in altum,
dans la profondeur même du sentiment océanique.

« Nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera le face à face. À présent je connais d’une manière partielle, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » (1 Co 13, 12)